In memoriam

Hommage au Pr Jean-Pierre Bertrand



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Crédit photo ©Carl Havelange

 

Monsieur le Doyen,
Mesdames les Vice-Doyennes,
Chères et chers collègues,
Chères étudiantes, chers étudiants, 
Chères amies, chers amis,

Permettez-moi d’abord de souligner la pauvreté des mots que je vais prononcer devant vous : ils seront nécessairement réducteurs et ne pourront rendre compte de la grande diversité des intérêts intellectuels de Jean-Pierre et encore moins de la richesse de sa personne.

Jean-Pierre Bertrand est né le 14 avril 1960 à Ciney. Il réalise de brillantes humanités gréco-latines à l’Athénée royal de Ciney dont il sort en 1978. En octobre 1978, il entre en candidature en philologie romane à l’Université de l’État de Liège et peut-être n’est-il pas exagéré de prétendre qu’il s’agit d’une seconde naissance, tant ses études vont le marquer, par leur contenu, certes, mais aussi et surtout par deux rencontres déterminantes, celle de Jacques Dubois, bien entendu, qui a certainement joué, pour Jean-Pierre, le rôle de père spirituel, et celle de Pascal Durand, qui sera le premier d’une longue liste de camarades et de collaborateurs. À propos de Jacques Dubois, Jean-Pierre écrira, dans les remerciements de sa thèse : « [s]es compétences et [s]es qualités humaines ont guidé mon cheminement scientifique et personnel ».

Mais n’allons pas trop vite en besogne : bien avant de s’attaquer à sa thèse, Jean-Pierre obtient son diplôme de candidature en 1980 puis de licence, avec distinction, en 1982 après avoir défendu un mémoire dirigé par Jacques Dubois et écrit en miroir avec celui de Pascal Durand, au sujet des surréalistes. Les deux jeunes gens ont, d’ailleurs, lors de la préparation de leurs travaux, réalisé un joli coup en interrogeant, le 19 novembre 1981, un membre historique du surréalisme, Philippe Soupault : l’entretien paraîtra des années plus tard, en 2009 dans Histoires littéraires n°37. Le double mémoire de Jean-Pierre et de Pascal donnera lieu, quant à lui, en 1983, à leur première publication commune, signée également par Jacques Dubois : « Approche institutionnelle du premier surréalisme (1919-1924) », article paru dans Pratiques n°38 et comptant 25 pages.

Son diplôme en poche, Jean-Pierre Bertrand travaille, en 1983-1984 – c’est peu connu –, comme secrétaire d’administration au Gouvernement provincial de Liège, plus précisément au service des Monuments et sites. Ensuite, à partir de 1984, il devient professeur de français à l’Institut Sainte-Claire de Verviers, d’abord en secondaire, puis, à partir de 1987, dans l’enseignement supérieur de type court. Mais il n’a pas perdu le goût de la recherche et, tout en enseignant à Verviers, il fait part à Jacques Dubois de son désir de rédiger une thèse. Ce dernier a la bonne idée de lui suggérer de travailler sur Jules Laforgue, sujet qui convient à merveille à Jean-Pierre, comme il le soulignera également dans les remerciements de sa thèse. Il y dépeint en effet Dubois comme l’« investigateur du projet, si justement pressenti comme faisant écho à des intérêts et une sensibilité personnels ». Jean-Pierre se montre courageux et le travail avance si bien qu’en 1990-1991, il obtient une bourse spéciale de détachement du FNRS pour terminer sa thèse, qu’il défend en effet en 1992. Elle a pour titre Parole et Poésie. Lecture socio-pragmatique des Complaintes de Jules Laforgue. Il la retravaillera, notamment en l’élaguant, pour la faire paraître chez Klincksieck en 1997 sous le titre Les Complaintes de Jules Laforgue. Ironie et désenchantement. Jean-Pierre devient bientôt l’assistant de Jacques Dubois, auquel il succèdera en 1998 avant d’être nommé quelques années plus tard professeur ordinaire. Pour compléter l’aspect académique de son parcours, j’ajouterai que Jean-Pierre a été Président du département de Romane en 2004 (sauf erreur de ma part), puis Doyen de notre faculté de 2006 à 2010 et qu’il a porté sur les fonts baptismaux et codirigé, avec Carl Havelange et Maud Hagelstein, l’UR Traverses, de mars à 2016 à octobre 2018. Ajoutons encore qu’en 2013-2014, il a été invité officiellement, en tant que professeur associé, à la Sorbonne, pour animer, avec André Guyaux, un séminaire d’un semestre au sujet de Sainte-Beuve, et qu’enfin, en 2018-2019, il a donné quatre leçons plus une leçon inaugurale à l’Université de Namur dans le cadre de la Chaire Fancqui au titre belge.

Voilà pour l’aspect purement académique du parcours de Jean-Pierre Bertrand. Il est plus difficile de résumer son parcours scientifique, tant il est riche, varié et discret. Je commence par ce dernier point : Jean-Pierre était, à cet égard, l’inverse d’un patron écrasant. Il ne mettait guère en valeur ses travaux. J’en veux pour preuve sa page Orbi, qui n’est pas du tout complète et qui compte surtout les travaux réalisés en collaboration : je crains que cela ne soit les collaborateurs qui les aient encodés…

Quant à la diversité, je soulignerais d’abord le fait que Jean-Pierre travaillait simultanément sur les deux fronts : celui des articles de recherche pointus et celui de la vulgarisation scientifique, avec notamment un foliothèque sur Paludes de Gide, des Que sais-je ? (sur le symbolisme et sur le surréalisme en collaboration avec Paul Aron), des éditions de textes (Laforgue, Cros et récemment Huysmans dans la Pléiade avec Guyaux, Jourde et Dubois).

La pluralité concerne aussi les objets d’étude, puisque Jean-Pierre ne s’est pas du tout limité au XIXe siècle et qu’il a écrit aussi sur des textes du XXe et du XXIe siècles (Follain, Michaux, Queneau, TXT, Houellebecq…).

Enfin et surtout, sa diversité repose sur la multiplicité de ses approches scientifiques et épistémologiques, comme il s’en expliquait lui-même au début d’un article paru en 2003. Je le cite :

Les réflexions qui suivent sont le fruit de plusieurs travaux d’histoire littéraire auxquels j’ai été et je suis encore associé, et qui sont de natures très diverses […]. Je voudrais aussi préciser – histoire de situer le point de vue d’où je parle – que j’appartiens à une université qui, il y a une vingtaine d’années, s’est débarrasée de sa chaire d’histoire littéraire (non pas dans son enseignement mais dans sa recherche), au profit du texte, de la rhétorique et de la poétique. Je suis l’héritier d’une double tendance contradictoire : l’analyse interne de la littérature (ce qu’on appelle à Liège l’analyse textuelle, anti-lansonnienne, forte d’une tradition presque séculaire depuis les travaux de Servais Étienne), la nouvelle critique et la nouvelle rhétorique (le Groupe µ) et l’analyse institutionnelle de la littérature (Jacques Dubois). Si cette formation quelque peu oxymorique et schizophrène a pu générer un sentiment bien périphérique de non-appartenance doxique (dans un contexte qui a vu s’effriter lentement mais sûrement les acquis de la nouvelle critique) elle a aussi engendré une approche de la littérature.

Soulignons les termes « non-appartenance doxique » qui caractérisent en effet non seulement le travail mais aussi la posture scientifique de Jean-Pierre : il faisait montre d’un détachement élégant vis-à-vis de son travail. Cet extrait que je viens de lire date de 2003 et il est assurément dépassé par ce qui a suivi. Jean-Pierre a encore parcouru depuis lors d’autres voies, en se nourrissant notamment de lectures philosophiques (Rancière, Derrida, Foucault et surtout Judith Schlanger), ce qui a eu, me semble-t-il,  pour résultat son chef-d’œuvre à ce jour : Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique, paru en 2015 au Seuil dans la prestigieuse collection Poétique dirigée par Gérard Genette. J’ai dit sciemment « chef-d’œuvre à ce jour », car Jean-Pierre préparait un livre sur l’influence, qui, – j’en suis persuadé – aurait été plus riche encore : c’est d’ailleurs ce sujet qu’il avait brillamment exploré lors des leçons de sa chaire Francqui à Namur.

Au sujet de son travail scientifique, il faut encore souligner, même si c’est déjà apparu çà et là dans mon propos, le fait que Jean-Pierre avait le sens du travail en équipe, que cela soit avec des membres de notre Faculté ou d’autres universités, en Belgique, en France au Québec, avec des aînés, des pairs ou de jeunes chercheurs, aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes. Il avait une capacité extraordinaire à faire confiance à autrui et à instaurer un climat de travail détendu et efficace.

Il a ainsi co-écrit des articles avec Dubois, Durand, Delville, Denis, Demoulin, Aron, Provenzano, Purnelle, Saint-Amand, Stiénon, Claisse et Huppe, codirigé des ouvrages collectifs ou des numéros de revue ou encore des éditions critiques avec Dubois, Aron, Denis, Biron, Grutman, Vaillant, Regnier, Delville, Pagnoulle, Glinoer, Hébert, Lavaud, Logist, Gauvain, Curreri, Provenzano, Stiénon, Claisse et Huppe. Et, ce qui est plus rare, écrit des ouvrages à quatre mains, voire plus, avec Paul Aron (les deux Que sais-je ?), avec le groupe GREGES composé de Dubois, de Jeannine Pâque et de Michel Biron (Le Roman célibataire. D’À rebours à Paludes, Corti, 1996) et, surtout avec Pascal Durand, les deux compères ayant publié un diptyque important : La Modernité poétique. De Lamartine à Nerval (Impressions Nouvelles, 2006) et Les Poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire (Points Seuil, 2006).

À propos des capacités de travail en équipe de Jean-Pierre, un de ses jeunes collaborateurs, Denis Saint-Amand, a écrit en hommage sur le site Fabula (sans signer son texte) ces mots que je contresigne : « associant l’acuité et la camaraderie, il privilégiait les formes et espaces permettant le dialogue et l’innutrition ».

Il faut encore vous dire que Jean-Pierre était un formidable enseignant malgré son ironie et sa distraction feinte (il aimait entrer en classe vers le mois d’avril en demandant « C’est bien avec vous que j’ai cours ? »). Là aussi, il était généreux, là aussi il était à l’écoute, là aussi il savait faire confiance à l’autre. Souvent, à la fin d’un examen moyen, il déclarait à l’étudiante ou à l’étudiant concerné·e : « Ce n’est pas encore tout à fait cela, mais je parie sur vous. On réglera ce qu’il faut encore régler l’année prochaine. »

Je veux pour preuve de ses qualités pédagogiques les très nombreux témoignages que nous avons reçus de la part des étudiantes et des étudiants, d’aujourd’hui et d’hier, à l’annonce de son décès. Nous avons toutes et tous été particulièrement touché·e·s par les fleurs blanches et les bougies déposées sur les marches de l’Université place du XX août, le 21 mars.

Permettez-moi, pour finir, d’avoir ici une pensée pour les enfants de Jean-Pierre, Sacha et Leila, qui sont bien trop jeunes pour perdre un si bon père.

 

 

Un hommage rédigé par Laurent Demoulin, agrégé de la Faculté de Philosophie et Lettres et chercheur en littérature contemporaine.

 

1 Bertrand Jean-Pierre, « Pour une histoire des poétiques (impromptu) », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, n°3, PUF, juillet-septembre 2003, p. 637-638. 
2 https://www.fabula.org/actualites/inspirer-en-litterature-et-ailleurs-pour-jean-pierre-bertrand_107244.php.e

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